N°285
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BILL BUXTON
est directeur de la recherche chez Alias I Wavefront, une filiale de Silicon Graphics basée à Toronto et spécialisée dans les logiciels d'animation graphique. Il est aussi professeur au département de Science informatique de l'université de Toronto, où il travaille sur la réalité augmentée. 
buxton@aw.sgi.com 

Figure 2.

Figure 3.

L'AUTEUR VIT À TORONTO.

Au Canada comme aux États-Unis, la cuisine est un lieu social bien plus important qu'en France, et les réfrigérateurs sont beaucoup plus grands qu'ici. 


(1) B. Buxton et al. , « The Evolution of the SSSP, Score Editing Tools » Computer Music Journal , 1979, 3 (4), 14-25. 

Repris dans : C. Roads et J. Strawn, Foundations of Computer Music, MIT Press, Cambridge, 1985. 
 

De nouveaux écrans pour oublier les formes du passé 

Pc et tv vont dans une inforoute... 

Les téléviseurs et micro-ordinateurs ont tous une structure identique, alors que leurs usages diffèrent beaucoup selon les personnes et les lieux. La convergence qui se produit entre ces deux types d'appareils à l'heure des inforoutes et du multimédia rend nécessaire de redéfinir leurs fonctions et leurs formes. Première condition : ne pas concevoir les nouveaux objets à partir des vieux concepts. Il faudra notamment analyser leur mode d'usage selon leur localisation, varier les interfaces entre les utilisateurs et la machine, et revoir la relation entre le nombre de fonctions qu'elle propose et leur utilité réelle. 

Téléphones, ordinateurs, téléviseurs et autres outils électroniques sont aujourd'hui notre pain quotidien, et la perception que nous en avons dépend largement de la façon dont nous les voyons, touchons et entendons. Ces équipements présentent une complexité croissante avec l'émergence des inforoutes et le multimédia. Pour réduire cette complexité, la meilleure méthode est de repenser leur design et leur localisation. Par exemple, la question pertinente n'est plus de savoir comment faire de la télévision interactive, mais de dire ce qu'elle devrait être à l'ère des inforoutes. Non plus de chercher comment faire un ordinateur multimédia facile à utiliser, mais comment faire disparaître l'ordinateur tout en donnant accès à ses capacités. Je pense qu'il ne faut pas chercher à adapter les nouvelles applications aux « boîtes » existantes. Pour exploiter le potentiel de la convergence des techniques qui se produit, il faut reconcevoir entièrement les « boîtes » ou, mieux encore, les dissoudre dans l'écologie de notre espace quotidien. 
Vers 1978, j'ai dirigé à l'université de Toronto un projet qui a abouti à mettre au point un des premiers systèmes numériques interactifs de composition musicale, de modélisation, de synthèse et de production des sons(1). Ce système, qui tournait sur un ordinateur Digital Equipment PDP-11/45 avec des unités d'entrée et de sortie et un synthétiseur numérique spécialement adaptés, possédait les propriétés d'un Macintosh d'aujourd'hui, enrichi d'un éditeur graphique de partitions, d'un logiciel d'orchestration et d'un synthétiseur relié à un amplificateur et ses enceintes. Avec ce système, les musiciens d'une dizaine de pays, sans aucune expérience du travail sur ordinateur, ont produit des compositions. En une heure ou deux, ils se familiarisaient avec le matériel et pouvaient travailler seuls. 
Dans la même pièce était installé un PDP-11/40 équipé d'un lecteur de cartes perforées, de convertisseurs numérique-analogique et d'un lecteur de bandes. Les étudiants de la faculté de musique l'utilisaient pour leur travail sur la musique électronique et la composition par ordinateur. Ils préparaient des jeux de cartes perforées qui étaient introduits dans le 11/40 par un opérateur. Quand tout allait bien, le logiciel produisait les échantillons de musique prévus et les transcrivait sur bande. Celle-ci repassait ensuite dans les convertisseurs numérique-analogique et la musique était enregistrée sur une bande audio. L'ensemble de ce processus prenait en général une nuit entière. A l'époque, cette façon de procéder était courante dans le domaine de la musique électronique. 
Frappé de la différence entre ces deux systèmes de composition musicale, j'allai voir le doyen de la faculté de musique, qui s'occupait aussi du programme de musique électronique, et je lui proposai de laisser ses étudiants utiliser mon système plutôt que celui à cartes perforées. Il repoussa l'offre : « S'ils utilisent votre système, ils n'apprendront pas à se servir d'un ordinateur et ce qu'ils apprendront ne leur sera d'aucune utilité à la fin de leurs études »
Cet homme était intelligent et avait de bonnes connaissances technologiques. Sa réponse signifiait qu'il concevait un ordinateur essentiellement selon le processus d'interaction et les modules d'entrée et de sortie par lesquels il s'effectuait - alors même que les deux systèmes tournaient sur des unités centrales pratiquement identiques. Sa conception des ordinateurs et de la musique électronique découlait des composantes de ces technologies qu'il voyait, touchait et entendait. 
Voici deux exercices pour compren-dre ce point : 
Exercice 1 : dessinez un ordinateur en 15 à 20 secondes. 
Exercice 2 : imaginez que nous sommes en 1960 et dessinez de nouveau un ordinateur en 15 à 20 secondes.
J'ai proposé ce test à plus de 500 personnes. Pour le premier exercice, une majorité écrasante a dessiné un écran et un clavier. Un certain nombre ajoutaient une souris. Ce qui est intéressant est que relativement peu des joueurs ont dessiné la boîte contenant l'unité centrale de l'ordinateur (la figure 2 montre un exemple typique de réponse). 
Les résultats ont été plus variés dans le cas du deuxième exercice. Je suppose que c'est dû au fait que la majorité des personnes interrogées n'étaient pas nées en 1960, ou ne se servaient pas d'ordinateur à l'époque. Les dessins évoquaient en général une collection de réfrigérateurs et de machines à laver censés représenter les perforatrices, les lecteurs de cartes perforées, les systèmes à bandes et les imprimantes de l'époque (la figure 2 montre un exemple typique de réponse). 
Presque personne n'a fait le schéma d'une unité arithmétique et logique et/ou de registres de données reliés par un bus de données et un bus d'adresse - ce qui, du point de vue d'un informaticien, serait la réponse « correcte » aux deux exercices. 
L'homogénéité de ces résultats est très révélatrice. La clé de leur signification tient au fait que les gens dessinent les unités d'entrée et de sortie de l'ordinateur et non l'ordinateur lui-même. Cela montre l'influence de ce que les utilisateurs voient et touchent sur la construction du modèle mental du système. Ensuite, cela nous rappelle que ces transducteurs d'entrée/sortie sont des « accidents de l'histoire » et donc candidats au changement. 
Il en découle deux des idées les plus importantes qui pourraient animer un concepteur d'ordinateurs : 
1. on peut changer les modes d'entrée et de sortie. 
2. la forme de l'appareil influe énormément sur le modèle mental que les utilisateurs se forment du système.
Il résulte qu'il est possible de changer radicalement la perception de ce qu'est l'informatique. Et ce qui est vrai de l'informatique l'est également de la télévision. 
La conception que se font aujourd'hui les gens de l'informatique et de la télévision souffre de l'uniformité des appareils qui s'oppose au développement de leurs potentialités. Un modèle unique d'appareil est censé répondre à tous les besoins. 
La légende veut qu'Henry Ford ait dit de ses automobiles : « Vous avez le choix de la couleur, du moment que c'est noir » . Les fabricants d'ordinateurs font exactement pareil : « Vous pouvez choisir la forme de votre ordinateur du moment qu'il comporte clavier, écran et souris » . A vingt pas, tous les micro-ordinateurs équipés d'une interface graphique se confondent, qu'il s'agisse de PC tournant sous Windows, de modèles UNIX sous Motif ou de Macintosh. Quant aux ordinateurs portables, ce ne sont que des modèles de bureau miniaturisés. Du point de vue du design, il n'y a aucune différence fondamentale entre les systèmes les plus répandus aujourd'hui. 
Mais qu'en est-il des utilisateurs ? Ont-ils tous les mêmes compétences et les mêmes besoins ? Le même appareil est-il également adapté aux besoins d'un graphiste, d'un ingénieur ou d'une secrétaire ? La réponse à ces questions ne fait aucun doute : si l'on veut franchir une nouvelle étape, il nous faut concevoir des systèmes spécifiquement adaptés aux tâches, aux compétences et aux environnements d'utilisateurs particuliers. 
Et ceci, comme le montrent nos deux exercices, ne peut se réduire à « une simple question de programmation » . Une redéfinition en profondeur de ce qu'est un ordinateur est nécessaire. Nos dessins d'ordinateur vont précisément fournir la clé de cette redéfinition. 
La diversité de nos appareils multimédias doit répondre à la diversité des lieux et des environnements dans lesquels ils s'insèrent. Les systèmes électroniques doivent être conçus de manière à « absorber » les actions, les informations et les artefacts en provenance du monde physique et à « régurgiter » l'information dans le monde extérieur. La diversité des lieux et des environnements doit se traduire par l'apparition d'un éventail de nouveaux appareils. 
Prenons la télévision ou, plus exactement, l'appareil appelé poste de télévision ou téléviseur (du fait de l'étroite relation entre le médium et l'appareil, le mot télévision a malheureusement tendance à désigner l'un et l'autre). Dans presque tous les articles que j'ai pu lire sur la nouvelle génération de téléviseurs, les auteurs en restaient au modèle conventionnel du poste installé dans le salon. Les seuls éléments nouveaux étaient la possibilité d'avoir accès à 500 chaînes et l'introduction d'un boîtier pour gérer ces nouvelles possibilités. Les nouvelles applications - programmes vidéo à la carte, shopping à domicile - devront donc être intégrées de force dans cette malheureuse technologie inadaptée et déjà surmenée. Pourquoi ne pas plutôt casser la boîte du téléviseur ? Prenons deux exemples. 
Que se passerait-il si la télévision interactive, au lieu de proposer le shopping à domicile, proposait un « shopping à la pompe à essence » ? C'est la pompe elle-même qui tiendrait lieu de « poste » pendant que le consommateur (constituant indubitablement une audience captive ) resterait debout à côté de sa voiture en train de faire le plein d'essence. Installer ce système dans une pompe à essence et sur le bord d'une route plutôt que dans une salle de séjour modifierait profondément notre représentation de ce système. Mais la technologie de base, elle, resterait pratiquement identique. 
Autre exemple, l'annonce par des compagnies comme Sony, NEC, Fujitsu et Matsushita, de la prochaine commercialisation de grands écrans à plasma pour téléviseurs. L'arrivée de cette technologie va entraîner une modification de la forme du téléviseur. Mais qu'est-ce que cela signifie en pratique ? Si vous êtes d'accord avec ce qui précède, vous devez vous demander : « Si la forme des téléviseurs change et si, au lieu d'être posés sur le sol, ils sont accrochés au mur, cela ne va-t-il pas modifier notre idée de la télévision ? » Mon avis est que la réponse est oui. Illustrons ce point par un nouvel exercice : 
Exercice 3 : désignez le système d'affichage interactif le plus grand de votre logement et indiquez son emplacement.
J'entends déjà le grattement des stylos sur le papier écrivant à l'unisson : « La télévision » . Mais cette réponse est-elle si évidente ? Je parierais que la bonne réponse est en fait le réfrigérateur de votre cuisine*. S'il ressemble un tant soit peu au mien, il est probablement couvert de calendriers, de notes, de messages divers, de dessins d'enfants et de tout un tas de choses de ce genre. Et il ne s'agit pas d'un simple système d'affichage, mais d'un système d'information véritablement dynamique. 
La porte de votre réfrigérateur ne serait-elle donc pas l'emplacement le mieux adapté pour l'un de ces nouveaux grands écrans plats ? Vous auriez ainsi la possibilité d'écrire sur cet écran, de communiquer avec lui par le toucher et de lire ou d'inscrire différentes choses sur lui à distance puisqu'il serait, bien entendu, relié à Internet et au réseau de télévision par câble. 
L'éventualité du développement d'un système de ce genre dans les dix prochaines années oblige à s'interroger : en quoi cela modifierait-il la conception que vous vous faites de ce qu'est et de ce que peut être la télévision ? En quoi cela pourrait-il modifier vos choix dans les deux années qui viennent ? Je ne veux pas dire que le shopping à distance, les nouveaux boîtiers adaptateurs et la vidéo à la demande ne vont pas se développer. Je suggère simplement qu'ils ne constituent qu'une petite partie de ce que l'avenir devrait offrir en ce domaine, et que si nous n'élaborons nos modèles conceptuels que d'après ces applications, nous risquons de manquer des possibilités de développement technologique beaucoup plus riches. 
L'utilité des nouvelles fonctions et des nouveaux contenus technologiques et les représentations qui leur sont associées dépendent énormément et de leur présentation, et de leur localisation dans notre environnement quotidien. De ce point de vue, le regroupement des nouvelles applications dans deux appareils principaux, la télévision avec adaptateur intégré et l'ordinateur multimédia, pose un problème essentiel. 
On peut illustrer ce problème par une analogie. La figure 3 représente trois couteaux de poche en ma possession. Le couteau de droite comprend un certain nombre d'outils dont un tournevis, des ciseaux, et un tire-bouchon. Il est trop gros pour que je le mette dans ma poche et je le laisse en général dans ma serviette. Je ne peux donc m'en servir que lorsque j'emporte ma serviette avec moi. 
Le couteau du milieu intègre beaucoup moins d'outils et est donc beaucoup plus petit. Il s'adapte bien à ma poche et je l'ai pratiquement toujours sur moi. Je m'en sers par conséquent beaucoup plus souvent malgré sa « fonctionnalité » moindre. Le couteau de droite est comparable à mon ordinateur portable que je transporte dans ma serviette, tandis que celui du milieu est comparable à la montre que je porte pratiquement en permanence au poignet. 
Le troisième couteau, à gauche, est celui dont la fonctionnalité est la plus grande mais, paradoxalement, il est le moins utile. Son manque d'utilité résulte directement du nombre trop élevé de fonctions qui lui sont dévolues. Tel est précisément, à mon avis, le problème dont souffrent les ordinateurs multimédia et les postes de télévision : ils sont surchargés de fonctions. 
Avec le couteau de gauche, je me livre parfois à un petit exercice : je demande à quelqu'un de trouver la scie à bois. Ceci peut prendre jusqu'à cinq minutes, ce qui montre bien que plus le nombre de fonctions d'un outil est grand, plus il est difficile d'y trouver ce que l'on cherche ou d'en découvrir les possibilités. 
Ce n'est pas le seul problème. Malgré la diversité des fonctions disponibles, elles ne sont accessibles qu'à une personne à la fois, et seulement une par une. L'analogie avec les ordinateurs multimédias et la télévision interactive est, ici encore, pertinente. Bien que ces appareils permettent théoriquement l'accès à des fonctions aussi diverses que le shopping, l'étude, les jeux, la vidéo à domicile, la recherche d'information et les télécommunications, ces fonctions ne sont en pratique accessibles qu'une par une, alors qu'on ne dispose en général que d'une seule unité de commande. 
La manière la plus simple de résoudre ce problème serait peut-être d'équiper chaque habitation de plusieurs appareils. La plupart des foyers, après tout, possèdent déjà plus d'un téléviseur. Mais cela pose deux problèmes. D'une part, cela suppose que le coût des nouveaux systèmes restera assez bas pour que les consommateurs puissent acquérir de multiples appareils. Et d'autre part, on est ramené à la question du design façon Henry Ford : même s'il est possible pour le consommateur d'acquérir plusieurs téléviseurs interactifs et/ou ordinateurs multimédias, ces appareils sont-ils, sous leur forme actuelle, les mieux adaptés ? 
L'exercice suivant nous permettra de mieux comprendre ces questions : 
Exercice 4 : faites sur deux colonnes la liste de tous les ustensiles (couteau, scie, tire-bouchon, etc.) du troisième couteau de la figure 3 et des pièces de votre maison correspondant normalement aux fonctions associées à chacun de ces ustensiles.
Mes réponses à cet exercice sont les suivantes : 
USTENSILE & EMPLACEMENT 
scie - atelier 
cuill¸re - cuisine 
fourchette - cuisine 
ciseaux - bo”te ˆ couture 
poin¨on - garage 
lime ˆ ongles - salle de bains 
tire-bouchon - salle ˆ manger 
Ce tableau met en évidence la relation entre fonction et localisation, même s'il m'arrive de couper du bois dans la cuisine ou de me servir d'une cuillère dans la salle à manger. Le modèle qu'il suggère est, plutôt que celui d'un appareil polyvalent de conception uniforme, celui de l'installation d'une série de petits appareils simples et spécialisés aux endroits utiles et sous une forme adaptée à la fonction et à l'usager. Préférez-vous avoir à votre disposition couteau, fourchette, tire-bouchon ou lime à ongles dans les pièces correspondantes ou porter sur vous en permanence le gros couteau représenté sur la figure 3, ou encore avoir à votre disposition des couteaux de même taille dans chacune des pièces de votre maison ? Les deux dernières réponses sont évidemment absurdes. Elles correspondent pourtant à ce que nous sommes en train de faire avec les téléviseurs interactifs et les ordinateurs multimédias. Il est donc grand temps de repenser notre approche en ce domaine. 
Au total, notre représentation des systèmes technologiques est essentiellement déterminée par les composantes de ces systèmes que nous voyons et que nous touchons, c'est-à-dire avant tout par les unités d'entrée/sortie de ces systèmes. La conception actuelle des appareils souffre d'au moins deux insuffisances. D'une part, la diversité limitée des dispositifs d'entrée/sortie restreint notre capacité à assurer une transition continue entre les objets du monde extérieur et les appareils électronico-informationnels. D'autre part, l'approche « modèle à tout faire » constitue une faiblesse inhérente aux systèmes actuels. 
Ainsi, alors que les technologies naissantes sont porteuses d'un potentiel important, celui-ci risque de rester en jachère. La gamme des concepts actuels d'ordinateurs et de téléviseurs est trop restreinte, au point qu'on ne peut distinguer le médium de l'appareil, ni relier les différents éléments du puzzle (la télévision et Internet, par exemple). Il nous faut prendre du recul. 

Bill Buxton 
L'ORDINATEUR AU DOIGT ET À L'OEILMULTIMÉDIA